Auteur : Denis Delepierre
Titre : Trou noir
Genre : roman policier
Thèmes : folie, expérimentations scientifiques , mort, kidnapping, manipulation
Points forts :
- - L’écriture de Denis Delepierre, particulièrement soignée, possède une réelle originalité.
- - La pluralité des voix narratives donnent au récit une belle richese.
- - L’intrigue est remarquablement ficelée et les actions s’enchaînent au fil des chapitres.
- - Le dénouement, particulièrement surprenant, donne à l’œuvre un poids supplémentaire.
Public-cible : à partir de 14 ans
Date de publication : décembre 2011
Lieu de publication : Belgique, Charleroi
Format : 17 X 11 cm
Collection : « LES PLUMES GRISES »
Numéro dans la collection : LPG6
Nombre de pages : 112 p.
Prix : 6 €
ISBN : 978-2-87540-037-6
Né à Mons en novembre 1984, Denis Delepierre y a passé son enfance et son adolescence. Marqué par le divorce de ses parents alors qu’il avait dix ans, il s’est replié sur lui-même, ce qui a contribué à développer sa créativité, pense-t-il. Après ses humanités, il est parti étudier la communication à Bruxelles. C’est là qu’il vit depuis lors et qu’il travaille comme magasinier dans une boutique de maroquinerie de luxe.
Denis Delepierre a réalisé sa première bande dessinée à l’âge de 6 ans… avant de se rendre compte, quelques années plus tard, qu’il ne savait pas dessiner. A 10 ans, il a rédigé sa première véritable histoire uniquement écrite et à 14, son premier roman.
Trou noir, qu’il a écrit en 2003, est sa première œuvre publiée.
Le détective Alan Pike en a marre des affaires d’adultère dont il s’occupe à longueur d’année. C’est pourquoi, lorsque Jessica Retu entre dans son bureau pour solliciter son aide, il accepte de se lancer à la recherche de son fils disparu. Il ignore que cette jeune femme vient de l’entraîner dans une affaire bien plus juteuse qu’une simple fugue ou qu’un enlèvement : un mystérieux tueur est à présent sur ses traces…
Venu du noir, il avait émergé du sommeil comme un nageur de l’ eau. Le premier détail qui s’ offrit à ses yeux fut un bouquet de rayons d’ or parallèles : les doigts lumineux du soleil qui, subrepticement, avaient réussi à s’ infiltrer dans la pièce.
Venu du noir, oui. Secouant la tête pour se ranimer, il laissa ses idées se remettre en place. Il revit la nuit précédente, passée à compulser toutes sortes de documents à présent épars sur le bureau, juste devant lui. Il revit cette chaise en bois sur laquelle il s’était assoupi et où il avait l’ air bien décidé à prendre racine.
Désireux de bouger, Alan se leva alors qu’ il n’ était pas encore complètement réveillé. Il lui fallut un petit moment pour se remémorer son identité. Oui… oui, c’ était bien son bureau. L’ inscription sur la porte l’ attestait :
A. Pike
–
Détective privé
La vitre fumée portait ces mots, qu’ il apercevait à l’ envers depuis sa position légèrement vacillante. Il s’ étonna en constatant que le jour était levé. Encore un peu mou, il se rassit.
C’ était le matin. Il avait donc passé la nuit dans ce bureau, assis sur une chaise ? Les souvenirs lui revenaient : il avait arpenté, de nuit et dans un état difficilement descriptible, le couloir menant à cette porte en verre fumé. Il était entré ici, se débarrassant de ses frusques et attrapant un complet dans la penderie. Ensuite, il avait dû s’ asseoir et se mettre à classer les papiers qui encombraient le bureau. Une activité des plus ennuyeuses qui l’ avait aidé à trouver Morphée.
Tous ces documents relevaient de dossiers d’ adultère, où le rôle du détective ressemblait un peu trop à celui d’ un paparazzi en mal de photos sensationnelles. Si le boulot d’ investigateur pouvait s’ avérer fascinant, il souffrait parfois d’ une fâcheuse tendance à s’ engluer dans le néant du désintérêt total, celui du professionnel obligé, pour joindre les deux bouts, de satisfaire les pulsions paranoïaques de riches bourgeoises redoutant toutes une infidélité de leur mari – gigolo ou simple coureur.
Il n’ empêche, le créneau était porteur. En classant ces papiers, Alan avait revisité une bonne partie d’ anciennes affaires qui, si elles brillaient par leur inconsistance, avaient au moins eu le mérite d’ assurer la subsistance d’ un homme. Comme quoi, les penchants condamnables de quelques maris friqués n’ étaient pas forcément une mauvaise chose ; en tout cas, ça dynamisait une certaine forme d’ industrie.
Pour l’ heure, à cent lieues de ces considérations terre à terre, Alan retrouvait son âme d’ enfant en contemplant les rayons lumineux qui perçaient par les interstices entre les lattes du volet mal fermé. Tombés du plafond, des grains de poussière entamaient une lente chute vers le sol, traversant ces tubes dorés et devenant subitement bien plus que des nuisances infestées d’ acariens : étoiles, lucioles ou feux follets, autant de trésors mis à la disposition de l’ imaginaire humain pour peu que celui-ci se montrât attentif… Ca valait mieux que de penser à tous ces cas d’ adultère. Alan avait l’ impression de ne plus avoir contemplé l’ astre lumineux depuis fort longtemps.
Il alla ouvrir le volet pour observer le matin levé au-dessus de San Francisco. Le soleil envoyait sa lumière sur les citadins, tout comme le smog envoyait ses tonnes de suie. Charmant, vraiment : une couche compacte de nuages noirâtres que les rayons peinaient à traverser, ainsi que l’ éternel spectacle de centaines de voitures occupées à glisser sur le macadam des grosses artères urbaines, en se disputant l’ espace et en vomissant dans l’ air un sulfureux cocktail de trois mille substances nocives différentes.
Pendant qu’ Alan ruminait ces sombres pensées, la lumière avait envahi toute la pièce, révélant son contenu : un bureau, trois chaises, deux étagères. Ah ! et aussi une plante verte aux larges feuilles, posée dans un coin. Un bref instant, il songea à l’ arroser, puis cette pensée s’ envola, malmenée par un bruit sec et répétitif.
Quelqu’ un se tenait derrière la vitre fumée porteuse de son nom et y tapait délicatement dans le but de signaler sa présence. Silhouette gracieuse, tapotement d’ ongles : c’ était une femme. Probablement une nouvelle bourgeoise frustrée et haineuse pour qui le fait de prendre son mari en flagrant délit d’ adultère ou, plus classiquement, d’ amasser preuves et photos de son infidélité avant de le confondre, était la revanche idéale. Ah, ces foutus papiers sur le bureau…
Pour se montrer professionnel, Alan retourna s’ asseoir sur sa chaise et cria « entrez »après s’ être consciencieusement massé le visage.
- Bonjour, fit-elle en entrant. C’ est bien vous, le détective ?
- C’ est écrit sur la porte ; donc, ça doit être moi.
- S’ il vous plaît… Je ne suis pas vraiment d’ humeur à rire.
- Mais ce n’ était pas une plaisanterie, madame. Bon, asseyez-vous.
Dès le début, il s’ ingénia à observer cette femme dans le détail. Il aimait se prêter à ce petit jeu qui lui permettait d’ affiner son jugement des autres. Quand il entrait en contact avec un être humain, une petite part de lui-même s’ appliquait toujours à découper froidement cette relation, même éphémère, dressant une liste des particularités de l’ autre et tâchant d’ accoucher d’ une fiche descriptive pertinente.
Cette blonde trentenaire était vraiment très jolie : un visage bien dessiné, des traits fins, des yeux bleu marine. Ca faisait un moment qu’ Alan s’ immunisait contre le charme vénéneux de certaines femmes, pour avoir longtemps souffert de la domination qu’ elles exercent parfois sur la gent masculine. Il vivait seul et n’ éprouvait pas le besoin de compagnie. Il se sentait surtout différent des autres, un pur marginal forcément destiné à être détective. Le genre de type pour qui orage et pluie se déchaînent dès qu’ il met le nez dehors, afin de l’ obliger à porter un imperméable.
Sa visiteuse était habillée sagement, de sorte qu’ il la supposa jeune mère de famille. A première vue, elle semblait issue d’ un foyer équilibré, correct, aimant. Elle exhalait un parfum plaisant qui rappelait le côté acidulé de certains fruits. Seule ombre au tableau : l’ expression de son visage, faite d’ une froideur qui semblait cacher autre chose – de la peur peut-être.
- Alors ? demanda-t-il plus poliment pendant qu’ elle s’ asseyait. En quoi puis-je vous aider ?
- Je m’ appelle Jessica Retu et j’ ai… un problème.
[…]
Beth Logan ressemblait un peu à Alabama Parker. Cela suffisait-il à justifier leur sort commun ? Le détective n’ eut guère le temps de développer la question : à peine avait-il évoqué le passé que son hôte montra de grands signes de nervosité. Pour elle, plus que pour sa compagne d’ infortune, cet événement avait été un traumatisme.
Elle ne pleura pas pourtant, mais les muscles de sa figure se contractèrent d’ une telle façon qu’ Alan la crut prête à exploser. Il lui accorda tout le temps nécessaire pour se calmer. Il était décidé à ne pas proférer une parole avant elle, car son visage tourmenté laissait entendre que tout mot, même le plus doux, aurait été pour elle la pire des insultes.
Cependant, il se souvint qu’ un enfant avait disparu et que lui avait choisi d’ être détective, pas psychologue. Il hasarda donc :
- Je regrette de venir réveiller de si pénibles souvenirs.
Beth essaya de parler, mais sa gorge était nouée.
- Je ne veux pas vous importuner trop longtemps, poursuivit Alan. Je voudrais juste savoir ce qu’ il est advenu de l’ enfant.
- Oh mon Dieu !
Le passé était si lourd qu’ il avait du mal à sortir, mais elle lâcha finalement :
- Il est… il était mort-né.
Elle se tordait nerveusement les mains.
- Quand c’ est arrivé, je n’ avais que seize ans. Pour mes parents, l’ avortement a toujours été une chose impensable ! Ils ne m’ ont pas laissé le choix, j’ ai dû le porter. S’ il avait vécu, j’ aurais dû l’ élever. Ils disaient que je devais assumer mes actes, comme si j’ avais voulu ça !
Elle se reprit et acheva gravement :
- Enfin, ce… cette chose… qui est restée dans mon ventre pendant neuf mois n’ a pas survécu à l’ accouchement. Heureusement !
Alan aurait pu se choquer d’ entendre une femme parler de son enfant en ces termes, au nom du respect absolu de la vie – le même qui avait dû guider les principes de ses parents, le même qui diabolisait l’ euthanasie au lieu de lui reconnaître l’ espoir d’ évasion qu’ elle offrait aux incurables. Cependant, il estima que les circonstances de la conception justifiaient le dégoût de Beth Logan. Il conclut donc, sans la moindre intonation dans la voix :
- Vous haïssiez cet enfant.
- Non, vous ne comprenez pas. Si je parle de lui de cette façon, comme d’ une chose immonde, c’ est parce qu’ il en était une.
- Que voulez-vous dire ?
- Il n’ était pas normal. Ses formes, ses membres, rien n’ était à la bonne place. Apparemment, il aurait dû y en avoir deux, mais la séparation des embryons ne s’ est pas réalisée correctement. Le résultat était une horreur avec des doublons d’ organes atrophiés…
Prête à vomir, elle se tut. Le fait de raviver cette grossesse non désirée, qui avait débouché sur la naissance d’ un monstre, était une souffrance.
- Laissez-moi, je vous en prie, implora-t-elle au bout d’ un moment. Laissez-moi seule.
- Bien. Je suis navré, excusez-moi.
Il aurait aimé lui poser d’ autres questions, mais il n’ était pas policier et n’ avait donc rien à exiger. Il pensa revenir l’ interroger le lendemain. Peut-être serait-elle alors plus disposée à évoquer le viol et ses éventuels liens avec les deux autres victimes. Dans le cas contraire, il restait toujours la troisième, la prochaine sur la liste des visites : Claire Rittenhouse. Il se leva et quitta le salon sans un mot, laissant la jeune femme à sa douleur.
[…]
Malade, ils me rendent malade. J’ en viens à bafouiller dans mes idées. Ca se bouscule sauvagement en moi, et la tension monte, monte…
J’ ai essayé de poétiser, pourtant. Essayé de métaphoriser mes idées et de les enrober pour qu’ elles ne m’ écorchent plus au passage. J’ ai voulu les romancer et les mettre sur papier pour enfin me décharger la tête. J’ avais même pensé à un chouette début, quelque chose dans cet esprit-là :
Eux… différents, mais si semblables,
Individualistes et soumis,
Se targuent d’ un intellect formidable,
Et dans les mains d’ autres placent leur vie…
Grondant, pleurant, contestant,
Si convaincus d’ être dans le vrai,
En quête du bonheur, perpétuellement
Mais au malheur, éternellement voués.
Je n’ arrive pas à trouver la suite. Peut-être parce qu’ il ne doit pas y en avoir. C’ est vrai, pourquoi il y en aurait une ? Après tout, ils ne méritent pas que je me fatigue ! Mon discours intérieur, fielleux et furieux, suffira amplement, je crois !
Dans ce discours, il y a une toute petite place pour une très grande métaphore, celle du marteau. Ouais, un énorme marteau fait de chair compacte, la chair de tous ces moutons qui m’ entourent et m’ étouffent. Marteau de Thor qui s’ abat impitoyablement sur moi, à une cadence qui ne me laisse songer qu’ à ma douleur.
J’ ai les pensées qui s’ embrouillent. Je voudrais te parler d’ eux en termes clairs, mais je ne peux pas. Désormais, c’ est la colère qui m’ oriente. Je les subis jour après jour. L’ enfer de la consommation se referme sur moi, mon ange ! Se referme sur moi ! Je croule sous une avalanche de produits formatés, d’ émissions télé racoleuses, de voitures grand luxe et de bouffe génétiquement modifiée ! Je m’ effondre sous la mode, les cours du pétrole et les fanatiques religieux ! Je me perds entre tous ces « chemins de vie » qui se croisent et s’ entrecroisent ! Leur seul point commun, c’ est le nombre sidéral de mensonges qu’ ils nous crachent au visage !
Pas de quoi se réjouir d’ être humain, non ! Déchiré, manipulé, lobotomisé ! Tout mon entourage me donne l’ impression d’ être un piège immense, au sein duquel j’ aimerais tant conserver mon identité ! Là est l’ hypocrisie, oui, l’ hypocrisie d’ un système qui se prétend capable de concrétiser mes espoirs et mes rêves, tout en essayant de me réduire à des stéréotypes qui me répugnent ! Afin de parfaire l’ intégration de ma petite personne ! De ne pas me transformer en paria !
Réjouissons-nous d’ être nés ! Condamnés à mourir à brève échéance et à tromper l’ attente avec une quête du bonheur pathétique, pervertie d’ emblée par tous les serpents et les requins qui nous entourent ! Nous vivons dans une dictature déguisée, où la poigne militaire a été remplacée par les effluves abrutissants de la société de consommation ! La société n’ est qu’ une énorme, une gigantesque procédure de contrôle, grâce à laquelle tous les marionnettistes de l’ ombre peuvent nous diriger à loisir !
Nous ne les verrons jamais ! Nous sommes voués à stagner en bas et, eux, à nous surmonter ! Nous ignorons jusqu’ à leur apparence, alors qu’ eux maîtrisent presque tous les aspects de notre vie ! Il ne nous reste qu’ une minuscule parcelle de liberté, un petit recoin de notre esprit qu’ ils ne peuvent atteindre, mais qui reste aussi, bien souvent, hors de notre portée ! Seuls ceux qui sont conscients du problème peuvent y accéder !
J’ en fais partie. Je sais ce que ces salauds nous font. Leurs manœuvres transpirent, ma belle. Elles s’ exhalent des moindres couches de la société comme les vapeurs toxiques d’ une nappe souterraine de tord-boyaux nucléaire. Je le sais et suis donc à même de m’ en protéger, voilà ma force ! A travers ma faiblesse, je suis ainsi né pour être fort… et sauver une vie, dans la foulée de mon exclusion volontaire.
La tienne, bien sûr. C’ est toi que je veux sauver en te montrant ce que je vois et en t’ apprenant ce que je sais. Ainsi, tu verras toi aussi. Tu comprendras. Et nous nous tiendrons la main, luttant ensemble contre cet enfer terrestre envahissant. Rien que pour toi et moi. Alors, suis-moi, écoute-moi, laisse-moi t’ apprendre.
M… mon ange ?
Pourquoi tu ne réponds pas ?